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PHILOSOPHE
3 novembre 2007

Actes du Colloque sur le Coeur du Groupe La Palabre1

YANGNI-ANGATE Koffi Hervé Chef du Département des Maladies Cardiovasculaires et Thoraciques Université de Bouaké (Côte d’Ivoire)
RESUME

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Les maladies cardio-vasculaires sont en croissance dans les pays en développement. Sur les 52 millions de décès rapportés dans le monde en 1990, 15 millions d’entre eux sont imputables aux maladies cardio-vasculaires.

En outre, les MCV constituent 10% de l’ensemble des maladies dans le monde ; ce chiffre s’élèvera à 15% d’ici 2020. Depuis le milieu des années 90, dans nos pays en développement, ces maladies sont devenues la première cause de décès. Il y a lieu, par conséquent, de les prévenir et de contrôler leur émergence dans nos pays.

En 1993, la mortalité due aux MCV dans les PED a été évaluée à 10% en Inde, 12 à 20% en Afrique sub-saharienne, 25% en Amérique latine… Globalement, environ 8 à 9 millions de décès annuels sont imputables aux MCV dans les PED où est de plus en plus observée, une véritable transition épidémiologique, caractérisée par une décroissance des maladies infectieuses, rhumatismales, nutritionnelles et une croissance des maladies du « développement » telles que l’Hypertension artérielle (HTA), l’Athérosclérose, les Maladies Ischémiques (angine de la poitrine, infarctus du myocarde, accidents vasculaires cérébraux, artérites des membres inférieurs…) ; ces maladies du développement étant l’aboutissement de la hausse de l’espérance de vie, du mode de vie occidentale de plus en plus adopté par nos populations, marqué notamment par une alimentation plus riche en sucres et en sel, par une augmentation de la consommation de graisses animales ou de tabac et par une tendance à la sédentarité.

L’HTA, dont la prévalence est estimée en Côte d’Ivoire à 14%, admet 5 facteurs de risques prouvés : l’excès de poids, la sédentarité, l’apport élevé d’alcool, l’excès de sel, le faible apport alimentaire en potassium. Il s’agit de paramètres modifiables liés surtout à l’hygiène de vie, point d’ancrage de toute politique de prévention.

L’Athérosclérose est aussi une des causes principales des MCV ; elle se caractérise par un dépôt de plaques calcaires sur la paroi interne des artères ; les facteurs de risque les mieux définis en sont : l’hypercholestérolémie, l’hypertension artérielle et le tabagisme qui sont les principales cibles de la prévention des accidents cliniques ou ischémiques liés à l’athérosclérose.

Par ailleurs, l’impact socio-économique des MCV n’est pas à négliger dans les PED d’autant que celles-ci touchent essentiellement les adultes jeunes en pleine activité physique et en âge d’intense productivité.

Au regard de ces observations, les MCV dans les PED sont ou deviendront rapidement un problème de santé publique avec un impact démographique, social, économique notable. Il s’avère logique par conséquent de développer dans chaque PED un programme national des MCV en insistant sur le développement de la recherche sur les facteurs et marqueurs de risque, sur une meilleure connaissance épidémiologique, génétique, biologique et sociale des MCV et enfin sur l’aide aux actions de prévention et de contrôle de la pathologie cardio-vasculaire.

COMMUNICATION

Les Maladies cardiovasculaires sont en croissance dans les pays en développement ; elles y deviennent un problème de santé publique au regard de leur taux de mortalité évalué entre 15 et 20 % en Afrique Subsaharienne, à 10 % en Inde et à 25 % en Amérique Latine.

Murray et Lopez estiment à environ 9 millions le nombre de décès annuels imputables aux MCV contre environ 5 millions dans les pays développés.

Outre ce fort taux de mortalité des MCV, l’on assiste à une transition épidémiologique dans les PED : une tendance à l’accroissement des MCV et à une régression des maladies infectieuses et nutritionnelles ; cette modification épidémiologique semble fortement dépendante du niveau économique des PED.

Plus élevé est le niveau de développement économique, moins fréquentes sont les maladies infectieuses, nutritionnelles ou contagieuses et plus nombreuses sont les MCV.

Cette importance épidémiologique des MCV dans les PED pourrait dans le futur s’amplifier du fait de l’élévation du niveau de vie des PED et de l’adoption de plus en plus fréquente par leurs populations du mode de vie "occidentale" caractérisé par une teneur alimentaire plus riche en graisses, sucre, sel ou par l’élévation de la consommation de tabac et la baisse de l’activité physique.

Les formes principales de MCV sont représentées par : l’Hypertension Artérielle (HTA), les Cardiopathies ischémiques ou hypertensives, les Accidents vasculaires cérébraux (AVC) ischémiques ou hémorragiques et les Maladies artérielles obstructives périphériques.

En Afrique Subsaharienne ou en Amérique du Sud ou encore dans les zones rurales de l’Inde existent de surcroît une prédominance des cardiopathies rhumatismales et une pathologie tropicale spécifique des zones forestières et humides : l’Endocardite Pariétale Chronique.

Les Cardiopathies ischémiques ou les AVC ischémiques ou les Maladies artérielles obstructives périphériques sont habituellement des modes d’expression clinique de l’Athérosclérose ; celle-ci est matérialisée par un remaniement de l’intima ou couche interne des artères de gros et moyen calibres avec une accumulation locale de lipides, de glucides, de sang, de tissus fibreux et de dépôts calcaires. Le tout formant une plaque d’athérome ou encore une plaque athéroscléreuse (Photographie 1).

On reconnaît à l’athérosclérose des facteurs de risque non modifiables : l’Age, le Sexe Masculin, l’Hérédité ; des facteurs modifiables : la Sédentarité, les Habitudes alimentaires, la Consommation d’Alcool et de Tabac ; enfin des facteurs de risque physiologiques : l’Obésité, l’HTA, le Diabète, l’Insulino-résistance et la Diminution des HDL Cholestérol.

Dans les PED, bien que l’Athérosclérose et ses manifestations cliniques soient de plus en plus observées, les cardiopathies rhumatismales restent une des maladies cardiovasculaires les plus courantes. Elles affectent plus de 4 millions d’individus dans le monde avec un chiffre de 90.000 décès par an. Il est par ailleurs établi que dans les 20 à 40 prochaines années, les PED demeureront confrontés à une double charge : celle des cardiopathies rhumatismales et celle liée à l’Athérosclérose dont un facteur de risque essentiel en Côte d’Ivoire est l’HTA.

L’Hypertension Artérielle a une prévalence en Côte d’Ivoire de 14 % ; dans le monde elle varie de 10 % à 15 % dans la population générale. De plus, en Côte d’Ivoire : 36 à 44 % des hospitalisations en milieu hospitalier cardiologique sont en rapport avec l’HTA ; celle-ci s’associe à l’obésité (33 % des cas), à l’hypercholestérolémie (taux supérieur à 2.40 g/l) dans 35 % des cas et au tabagisme (plus de 20 cigarettes par jour) dans 21 % des cas.

Les Cardiopathies rhumatismales  ont comme source initiale : une angine streptococcique ; non ou mal traitée cette angine évolue vers un rhumatisme articulaire aigu (RAA) puis une atteinte du péricarde (enveloppe du cœur) et / ou du muscle et / ou des valves du cœur (photographies 2 et 3). Ces atteintes cardiaques rhumatismales peuvent aboutir à une défaillance cardiaque voire à une chirurgie de remplacement valvulaire à cœur ouvert (photographie 4) du fait du caractère très mutilant des lésions valvulaires rhumatismales (photographie 5). En Côte d’Ivoire, les étiologies des maladies valvulaires acquises sont par ordre décroissant le RAA (80 %), l’endocardite infectieuse (12 %) et l’endocardite pariétale chronique (8 %).

L’Endocardite Pariétale Chronique : elle se caractérise par une fibrose (photographies 6 et 7) le plus souvent étendue à toute la couche interne du cœur (endocarde) avec une atteinte plus ou moins sévère des appareils valvulaires ; elle se rencontre surtout dans les régions africaines intertropicales chaudes et humides comme la Côte d’Ivoire, le Nigeria,le Gabon…

Une fois diagnostiquée, toute maladie cardiovasculaire doit être traitée ; le traitement s’appuie sur des moyens hygiéno-diététiques, médicamenteux et des moyens invasifs. Parmi les moyens invasifs, on distingue :

- le cathétérisme interventionnel, la chirurgie à cœur ouvert ou fermé, la transplantation cardiaque, l’assistance cardiaque ventriculaire, l’autogreffe cellulaire, le clonage thérapeutique, la xénotransplantation cardiaque et la thérapie génique.

Le cathétérisme interventionnel est une méthode peu invasive qui consiste, par voie percutanée, à entreprendre une réparation valvulaire mitrale le plus souvent, ou une fermeture d’un orifice anormal intracardiaque ou une désobstruction coronaire (angioplastie coronaire) suivie habituellement de la mise en place in situ d’une endoprothèse coronaire (stent).

La correction chirurgicale peut s’établir à cœur fermé ou battant ou à cœur ouvert nécessitant une circulation extra corporelle (CEC) grâce à une machine Cœur-Poumon artificiel (photographie 8).

De nos jours, grâce à la robotique, il est possible de réaliser des pontages aorto-coronaires à cœur et à thorax fermés à l’aide de petits instruments ; il s’agit d’une avancée technologique de taille dans le traitement des obstructions d’origine athéromateuse des artères coronaires du cœur.

Sous CEC il est couramment pratiqué des techniques de pontages aorto- coronaires, de réparation ou de remplacement valvulaire par des prothèses, ou des techniques de correction de malformations ou de pathologies diverses acquises ou congénitales.

Dans certains cas, après échec des techniques chirurgicales conventionnelles ou de leurs contre-indications, l’on peut recourir à la transplantation cardiaque : elle consiste à pratiquer une exérèse du cœur du receveur en laissant en place chez celui-ci le mur postérieur des oreillettes et les gros vaisseaux du cœur (Aorte-Artère pulmonaire) puis à anastomoser le greffon du donneur aux oreillettes et aux gros vaisseaux du cœur du receveur (photographie 9).

D’autres méthodes thérapeutiques peuvent être pratiquées :

· l’assistance ventriculaire : c’est un procédé de suppléance mécanique temporaire, prolongée ou définitive d’un ou des ventricules défaillants (photographie 10).

· l’autogreffe cellulaire ou cardiomyoplastie cellulaire : elle consiste à cultiver des cellules musculaires squelettiques saines et à les réinjecter dans le muscle cardiaque défaillant en vue d’améliorer ses fonctions contractiles (photographie 11).

· le clonage thérapeutique : il vise à créer des cellules souches embryonnaires ou encore à obtenir un embryon à partir d’un malade afin d’avoir des cellules de rechange parfaitement compatibles avec son propre système immunitaire. Cependant, cette technique pose de réels problèmes éthiques. Une alternative acceptable serait le clonage thérapeutique à partir de cellules souches somatiques situées dans les tissus adultes (moelle osseuse …)

· la Xénotransplantation cardiaque : il s’agit d’une transplantation réalisée entre espèces différentes. La première Xénotransplantation cardiaque a été réalisée en 1964 à l’Université du Mississipi entre un cœur de chimpanzé et le cœur d’un homme de 68 ans. Les deux suivantes à Cape Town en Afrique du Sud ont utilisé des cœurs de babouin et de chimpanzé.

· la thérapie génique : elle consiste à insérer dans les cellules cardiovasculaires de nouveaux gènes en vue de remédier à des maladies graves par la production de protéines à vertus thérapeutiques.

Dans nos pays en développement où l’on constate habituellement un manque d’infrastructures médicales spécialisées de cardiologie, une absence d’assistance médicale publique, une impossibilité de la majorité des patients à bénéficier des avancées médicales, chirurgicales coûteuses, la Prévention Primaire des MCV reste la voie thérapeutique à encourager en priorité parce que moins lourde, moins onéreuse, plus simple et donc plus à la portée de nos populations.

Par conséquent :

a) Quelques recommandations peuvent être faites pour une bonne Prévention primaire de l’Athérosclérose :

· Choisir au moins 2 fois par semaine du poisson ou des produits de la pêche,

· Choisir les huiles végétales pour la cuisson et l’assaisonnement,

· Prendre un bon repas végétarien avec des céréales et / ou des légumineuses 1 fois par jour,

· Manger des légumes à chaque repas principal,

· Manger des fruits chaque jour,

· Limiter la consommation de charcuterie et de beurre (pas plus de 125g par semaine),

· Ne pas consommer plus de 4 à 5 œufs par semaine,

· Limiter le sel à la cuisson ; ne pas mettre le sel à table et éviter le cumul d’aliments très salés,

· Ne pas consommer régulièrement des confiseries, biscuiteries, crèmes glacées,

· Réduire consommation d’alcool (2 à 3 verres),

· Ne pas fumer,

· Ne pas dépasser le poids de forme,

· Pratiquer régulièrement une activité physique : marche, footing, vélo, natation,

· Consommer des pâtisseries moins sucrées, moins riches en corps gras, plus riches en matières grasses végétales,

· Choisir les laitages demi-écrémés 1 fois par jour,

· Ne pas manger plus d’une fois par jour de la viande,

· Surveiller la tension artérielle et le taux de cholestérol.

b) la Prévention primaire de l’HTA : elle requiert une limitation de l’apport en sel (pas plus de 1 à 2g de sel au repas), une alimentation riche en fruits, une lutte contre le surpoids et l’obésité, une activité physique régulière (marche, jogging, vélo, nation…..) et une consommation d’alcool limitée à 2 à 3 verres par jour.

c) la Prévention primaire des atteintes cardiaques rhumatismales : elle exige le traitement systématique de toute pharyngite ou angine érythémateuse ou érythémato-pultacée par une seule infection de Benzathine-Pénicilline G intramusculaire. Si allergie à la pénicilline, l’on administrera l’érythromycine per os pendant 10 jours.

REFERENCES

BERTRAND ED. : Précis de pathologie cardiovasculaire tropicale Sandoz Editions, Réveil .Malmaison (France), 1979

BERTRAND ED. : States and changes of cardiovascular diseases in developping countries, Cardiol.Trop., Trop.Cardiol., 1997, 23,77-80

HOWSON CP., REDBY K.S, RYAN TH J. and BASE JR. Control of Cardiovascular diseases in developping countries. Research, Development, and Institutional Streng thening. National Academy Press Washington, D.C, 1998

LUC G., LECERF JM., BARD J.M., HACHULLA E., FRUCHART J.C., DEVULDER B., Cholestérol et athérosclérose, Masson, Paris, 1991

MINISTERE SANTE PUBLIQUE (REPUBLIQUE DE CÔTE D’IVOIRE) Rapport du Groupe de réflexion sur la prévention des facteurs de risque. Yamoussoukro 26-30 décembre 1997

MURRAY C.J.L., and LOPEZ A.D. : Alternative projections of mortality and Disability by cause, 1990 – 2020 : Global burden of disease study, Lancet, 1997 c, 349, 1436 – 1442

POUR LA SCIENCE, Edition Française de Scientifc American, Dossier Hors Série. Juil / Sept 2003

PROGRAMME NATIONAL – NUTRITION SANTE (REPUBLIQUE FRANCAISE) Hypertension Artérielle, Alimentation et Mode de vie : état des lieux et pistes pratiques, 2006

YANGNI-ANGATE H. : Enjeux médicaux et éthiques du clonage humain, Droit et Santé 2001, 13 – 20

YANGNI-ANGATE H. : La Transplantation cardiaque, Droit et Santé 2002, 21 – 28

ICONOGRAPHIE

Média

Intima

Adventice

Plaque d’athérome ou plaque athérosclèreuse

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Photographie 1

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Photographie 2

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Photographie 3

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Photographie 4

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Photographie 5 Photographie 6

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Photographie 7

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Photographie 8

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Photographie 9

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Photographie 10

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Photographie 11

LEGENDES

Photographie 1 : Section d’une artère atheromateuse

Photographies 2 et 3:Coupe frontale du coeur

Photographie4 :Vue operatoire d’un remplacement valvulaire

Photographie 5 :Fibrose tapissant l’endocarde ventriculaire

Photographie 6 : Lésions valvulaires et sous-valvulaires rhumatismales (cordages épaissies, rétractés et fusionnés)

Photographie 7 : Plaque de fibrose endocardique extraite chirurgicalement

Photographie 8 : Machine Cœur-Poumon artificiel

Photographie 9 : Transplantation cardiaque orthotopique

Photographie 10 : Dispositifs d’assistance ventriculaire

Photographie 11 : Technique d’autogreffe cellulaire ou de cardiomyoplastie cellulaire

Dr. EZOUA Cablanazann Thierry Armand, maitre-ASSISTANT DE PHILOSOPHIE U.F.R. Sciences de l’Homme et de la Société Département de Philosophie Université de Cocody

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RESUME : Organe-contrôle du système circulatoire qui agit comme moteur et pompe aspirante, en relation avec les vaisseaux sanguins, le cœur est un l’élément essentiel de la vie. Cependant, aussi merveilleux que soit le cœur du point de vue physique, il l’est bien davantage à la lumière des vérités révélées par la philosophie ésotérique. Si, l’individu se découvre une vie intérieure profonde, sacrée présente au cœur de toute vie, cet « intérieur », c’est l’ésotérisme qui nous y conduit. En effet, l’ésotérisme se conçoit comme une descente dans les profondeurs du cœur ou de l’âme et apparaît comme une entreprise essentiellement humaine d’un individu qui cherche à s’élever jusqu’à la divinité par ses propres forces

MOTS CLES : Vie intérieure, exotérisme, spiritualité, religion, révélation, méditation, initiation, purification, divin

INTRODUCTION

Dans notre civilisation, large est le gouffre entre le cœur, organe du sentiment, et l’intellect, organe de la raison. L’intellect exige une explication matériellement démontrable de l’homme et des créatures qui composent le monde des phénomènes. Le cœur sent intuitivement qu’il y a quelque chose de plus grand et aspire à une vérité plus haute que celle qui peut être saisie par l’intellect seul. Le cœur incite à la miséricorde et à l’amour, mais la raison pousse aux conflits et aux représailles. C’est ce divorce entre la tête et le cœur qui empêche la croissance d’un véritable sentiment de fraternité universelle.

Mais il est certain qu’aussi vrai que l’intellect se fraie un chemin et qu’il arrache ses secrets à la nature à force d’audace, le cœur trouvera, lui aussi, le moyen de rompre ses liens et de satisfaire son désir pour une vérité plus élevée. Car plus le matérialisme est puissant, plus puissants doivent être les arguments contraires ; ces arguments figurent dans l’ésotérisme. Plus s’ouvrent les portes de l’enfer, plus s’ouvrent parallèlement les portes du ciel.

Le cœur, en tant qu’instrument par lequel le véritable Amour deviendra une réalité universelle, est cet organe qui commence seulement à nous montrer ses potentialités glorieuses. En effet, le cœur est l’organe dans lequel se trouve l’enregistrement de l’essence de l’individualité de tout ego durant chaque vie physique. De cette façon, le cœur de chacun est aussi bon ou aussi mauvais qu’il se l’est fait lui-même.

Face à un matérialisme tout-puissant, comment l’ésotérisme, en s’adressant au cœur, peut-il contribuer à la constitution d’un véritable front contre les déluges qui ne manquent pas de se produire ? Comment le cœur se trouve-t-il au cœur de l’ésotérisme ? Quelle est la nature du cœur de l’ésotérisme ? Mais d’abord qu’est-ce que l’ésotérisme ? Car il semble bien que depuis le début de notre exposé, nous n’avons pas encore donné une définition de ce terme, pourtant essentiel pour la compréhension du sujet sur lequel porte notre réflexion.

I – APPROCHES DEFINITIONNELLES

Du latin cor, le cœur désigne un viscère musculaire situé entre les deux poumons qui est de forme pyramidale. Le cœur est un mécanisme superbe manifestant une grande sagesse dans sa construction. C’est l’organe-contrôle du système circulatoire qui agit comme moteur et pompe aspirante, en relation avec les vaisseaux sanguins. A l’exception des poumons, c’est le seul organe du corps à travers lequel le sang passe entièrement à chaque cycle. L’activité du cœur est indispensable à la vie sur le plan physique. Cependant, aussi merveilleux que soit le cœur du point de vue physique, il l’est bien davantage à la lumière des vérités révélées par la philosophie ésotérique. Un des faits les plus importants apporté par l’ésotérisme, c’est l’importance du rôle que le cœur de l’Ego joue dans son évolution.

Il existe un certain nombre de mots complexes que tout le monde emploie sans que l’on sache exactement ce qu’ils veulent dire. L’ésotérisme est bien de ceux-là. Bien souvent, l’on croit que dans l’ésotérisme il y est question de tout ce qu’on peut imaginer en matière d’alchimie, d’occultisme, de divination, d’astrologie, de numérologie, de vie extraterrestre et de voyance. Ainsi, si l’on prétend définir l’ésotérisme, il est prudent de s’entourer de précautions. De l’ésotérisme, il convient d’abord de le distinguer soigneusement de l’occultisme, de l’hermétisme, du gnosticisme, et à plus forte raison du spiritisme, en bref de tous les courants d’idées nés dans les marges du christianisme – le plus souvent en réaction contre lui – et qui sont assimilés bien à tort à l’ésotérisme.

Si l’on prétend définir l’ésotérisme, il est prudent de s’entourer de précautions. Il est bon de bien distinguer l’ésotérisme, qui est une recherche de la connaissance, de la magie ou occultisme, qui est un outil pour obtenir des pouvoirs. Certains groupes sont à la fois ésotériques et occultistes. Au cœur de l’occultisme, il y a une volonté de puissance basée sur le rêve de devenir divin. Or, l’ésotérisme, c’est d’abord une manière de voir ou de connaître car la prérogative de l’état humain, c’est l’objectivité, dont le contenu essentiel est l’Absolu. Il n’y a pas de connaissance sans objectivité de l’intelligence ; il n’y a pas de liberté sans objectivité de la volonté ; et il n’y a pas de noblesse de caractère sans objectivité de l'âme... L’ésotérisme, par ses interprétations, ses révélations et ses opérations intériorisantes, tend à réaliser l’objectivité pure et directe; c’est là sa raison d’être. Il n’est pas inutile, dans ces conditions, de s’appuyer sur la définition qu’en donne l’Islam. L’ésotérisme selon l’Islam est la voie qui permet d’atteindre « les réalités essentielles cachées derrière les apparences » et qui ne peuvent se percevoir que par « l’œil du cœur ».

Pour cerner d’un peu plus près la notion d’ésotérisme, il peut être bon de voir les caractères respectifs de l’exotérisme et de l’ésotérisme. Du grec exôterikos, (de exô, en dehors), l’exotérisme est le caractère de ce qui peut être vulgarisé. Par opposition, l’ésotérisme, du grec esôterikos (esô, au-dedans) suggère l’idée d’intérieur. La relation entre l’exotérisme et l’ésotérisme est semblable à celle qui existe entre le corps et l’esprit. Sans esprit, le corps est vidé de son sens, de sa source vive ; sans corps, l’esprit est insaisissable et devient une pure abstraction. L’ésotérisme est à l’exotérisme ce que le noyau est à l’écorce, ou le centre au cercle. « Pour atteindre le noyau, il faut traverser l’écorce », disait Maître Eckart. Un fruit est constitué d’une écorce, d’une chair et d’un noyau. Mais pour atteindre le noyau, qui seul contient en germe un nouveau fruit, il faut d’abord passer par l’écorce.

L’ésotérisme a pour but de faire passer les individus d’une connaissance purement extérieure et superficielle de la réalité à la vérité intérieure, et ce faisant, d’éveiller leur conscience à un niveau plus profond. Ils sont alors invités à entreprendre un « voyage intérieur » pour découvrir « l’étincelle divine » en eux-mêmes. Le salut, dans cette optique, coïncide avec la découverte du moi. Le « voyage intérieur » indique ici cette expérience intérieure d’harmonie et d’unité avec l’ensemble de la réalité qui éloigne le sentiment de l’imperfection et de la finitude humaine. L’individu se découvre une vie intérieure profonde, sacrée présente au cœur de toute vie. Cet « intérieur », comment l’ésotérisme nous y conduit-il ?

II – L’ESOTERISME comme voie vers l’intérieur

L’ésotérisme se conçoit comme une descente dans les profondeurs du cœur ou de l’âme et apparaît comme une entreprise essentiellement humaine d’un individu qui cherche à s’élever jusqu’à la divinité par ses propres forces. Il s’agit souvent d’une élévation de la conscience vers ce qui est considéré comme la découverte libératrice d’une vie intérieure. Mais, en même temps, il nous est montré que ce mode de connaissance impose et conditionne un mode d’être et de vie qui vise à rétablir l’homme "dans sa dignité primordiale d’image de Dieu".

Toute voie spirituelle est un chemin qui va du fini vers l’Infini, du temporel vers l’Eternel. Ainsi, la « spiritualité ésotérique »  est une recherche de l’Être derrière la séparation des êtres, une sorte de nostalgie de l’unité perdue. La « spiritualité » indique ici cette expérience intérieure d’harmonie et d’unité avec l’ensemble de la réalité qui éloigne le sentiment de l’imperfection et de la finitude humaine. L’individu se découvre un lien profond avec la force ou énergie sacrée universelle présente au cœur de toute vie. Ce qui importe pour le véritable chercheur spirituel, en dehors de toute forme pathologique de clairvoyance, c’est le pont qui peut être jeté entre lui et l’Absolu. Celui qui comprend cela, sait qu’il en ira du salut de l’humanité aujourd’hui et dans l’avenir que l’on recherche de plus en plus les choses de l’esprit, la connaissance spirituelle.

Le christianisme est quelque peu différent des autres traditions spirituelles, d’une part dans la mesure où les notions d’exotérisme et d’ésotérisme s’effacent totalement dans le Christ, et d’autre part parce qu’il pourrait bien être, du fait de la divinité du Christ, un pur ésotérisme, du moins à ses commencements, avant de devenir religion, au sens où nous l’entendons couramment, mêlant ésotérisme et exotérisme[29]. Chaque religion possède un « dehors » et un « dedans », mais indissociables l’un de l’autre. De sorte qu’à chaque croyant se présentent deux voies : la voie mystique qui est comme un arbre s’élevant vers le ciel et dont les racines plongent dans la voie commune. C’est dire que chaque message divin comporte toujours deux dimensions qui sont, d’une part, la Vérité et, d’autre part, la Loi.

Il est donc inutile de se demander ce qu’est l’ésotérisme chrétien puisqu’il est le christianisme même, à ceci près qu’il s’agit du christianisme des origines, en d’autres termes du christianisme des premiers siècles, qui s’achève avant même le Concile de Nicée en 325. On peut même dire que l’ésotérisme, c’est le christianisme, quand bien même l’ésotérisme est présent dans toutes les traditions religieuses, « abrahamiques » ou non, y compris les traditions pré-chrétiennes comme la tradition celte.

A partir du Concile de Nicée, le christianisme devient une religion, une tradition exotérique, conservant toutefois, plus ou moins secrètement, la trace de cet ésotérisme des origines, au moins jusqu’aux environs du 14ème siècle, pour n’être plus depuis lors qu’une tradition exotérique s’éloignant toujours plus de son caractère ésotérique, de nos jours tout à fait disparu. A dire vrai il n’existe plus rien de vivant du christianisme des origines et donc de l’ésotérisme chrétien. L’ésotérisme se maintient cependant dans d’autres traditions qui font référence à la Tradition primordiale, et c’est le cas tout particulièrement de l’islam.

Le Prophète de l’Islam avait coutume de dire : « Agis pour ce monde comme si tu devais y demeurer mille ans, et pour l’autre comme si tu devais mourir demain ! ».Cette recherche d’une double perfection, à la fois extérieure et intérieure, exige une profonde implication dans le monde en même temps qu’un détachement total.

Le soufisme constitue le cœur de la tradition islamique. Il ne peut donc prétendre être vécu en dehors de celle-ci. En même temps, et par-delà le cadre de la religion révélée, il vise à l’accomplissement de l’homme sur cette terre, ici et maintenant. Le soufisme est la science des saveurs et des états intérieurs. Trouvant son origine et sa source dans la révélation islamique, dans le soufisme, tout ce qui peut ressembler à des divergences avec l’islam ne peut être lié qu’à une différence de point de vue sur une même réalité.

C’est dire que toutes les techniques de méditation doivent être épurées de toute présomption et prétention. La prière, loin d’être un exercice d’auto-contemplation, de sérénité et de vide intérieur, est un dialogue d’amour qui « nécessite une attitude de conversion, un exode du "moi" vers le "Tu" de Dieu »[30]. Le célèbre poète persan Hâfez  Chirazi écrit dans un distique ceci : « Pour voir Ton visage, il faut des yeux capables de regarder l’âme. Ce n’est pas au niveau de mon œil qui ne regarde que ce monde ». Conduits ainsi à l’abandon chaque jour plus total à la volonté de Dieu, nous sommes invités à une profonde et authentique solidarité envers nos frères.

III – LE CŒUR COMME LIEU DE RENCONTRE AVEC L’ABSOLU

A un homme venu l’interroger sur la droiture, le Prophète Mahomet répondit par trois fois : « Interroge ton propre Cœur ». Organe central, tout comme le cœur physique qui insuffle la vie à l’ensemble du corps, le Cœur dont il s’agit est en fait l’instrument de la perception spirituelle. L’invocation ne vise qu’à la revivification de ce Cœur. Et c’est cela qui explique l’importance essentielle de l’ésotérisme en tant que cette pratique dans le cheminement vers l’Absolu.

Prise dans sa totalité, la spiritualité du Cœur de Jésus, en tant que voie de salut, vie intérieure, vie intime, est le véritable ésotérisme chrétien. Ce sont même les battements du divin Cœur qui forment l’unique initiation, silencieuse, amoureuse, intime, dans le secret du cœur de l’initié, et, plus avant, le colloque de l’âme avec son unique Seigneur dans « le secret du secret ». Autrement dit, ce qui fait l’adepte, en terme d’ésotérisme chrétien, c’est ce colloque dans l’intime de l’intime, révélé au pied de la Croix par le disciple que Jésus aimait, face au Coup de lance dont est née l’Eglise, l’Eglise extérieure et l’Eglise intérieure.

Dans sa Lettre Encyclique « Haurietis aquas in Gaudio » du 15 mai 1956, S. S. Le Pape Pie XII écrit ceci : « Nul ne peut vraiment comprendre Jésus crucifié s’il n’a d’abord pénétré dans le mystérieux sanctuaire de son Cœur ». Cette vie intime, dans le secret du cœur, est union avec le Principe divin, car « celui qui est parvenu à cette connaissance a véritablement atteint le centre et non seulement son propre centre mais aussi, et par là même, le centre de toute chose », à la manière du Christ lui-même : « Mon Père et moi, nous sommes un ». C’est la blessure au Cœur de Jésus qui forme le seuil de cette intimité, au plus secret du cœur, « au plus profond du dedans ».

L’approche chrétienne se nourrit des enseignements de l’Écriture sur la nature humaine : les hommes sont créés à l’image de Dieu[31] et Dieu les tient en grande considération, au grand soulagement du Psalmiste[32]. Le cœur doit toujours être dans le contact le plus étroit avec l’Absolu. Parlant du cœur comme lieu de rencontre avec l’Absolu, Sainte Thérèse d’Avila écrivait ceci : « En ce temple de Dieu, en cette demeure qui est sienne, Dieu seul et l’âme jouissent l’un de l’autre dans un très profond silence. »

Dans l’Islam, par exemple, celui qui entame une recherche intérieure, son approche des choses est avant tout mentale. Au-delà des réponses légales à un certain nombre de problèmes, issues du Coran ou de la coutume prophétique, il s’agit pour lui de savoir comment se comporter face aux multiples situations de la vie quotidienne, dans une recherche permanente de l’attitude juste. La réponse ne peut alors provenir que du tréfonds de notre être.

L’invocation, de cette façon, apparaît comme une sorte de jeûne du cœur, un combat spirituel qui consiste à faire disparaître les défauts, à couper tous les liens et à s’approcher de Dieu le Très-Haut par une parfaite application spirituelle. Ainsi, il est seulement au pouvoir du croyant de s’y préparer par la purification qui dépouille. La purification de toutes les fausses idoles qui nous habitent et du regard d’autrui permet de ne s’attacher qu’au seul regard divin.

Nous sommes adeptes de l’ésotérisme, de cette vie intérieure quand nos choix et nos réactions naissent spontanément de nos besoins les plus profonds, quand notre comportement et l’expression de nos sentiments reflètent la totalité de notre personne. Parvenus à un tel degré de spiritualité, les cœurs sont purs et sans tache, pleins de bonté et d’innocence comme des cœurs d’enfants pieux. Ils sont sans emportement et pourtant pleins de feu et d’amour. Car la communion avec Dieu engendre toujours l’amour et l’amour présuppose une connaissance de l’objet aimé. L’amour spirituel a pour lieu de naissance le cœur. « Le livre du soufi, écrit Jalaluddin Rûmi, n’est pas fait d’encre et de lettres, il n’est rien d’autre qu’un cœur blanc comme neige. »

CONCLUSION

« La différence entre les hommes, écrit Marie-Madeleine Davy, se réduit à celle-ci : la présence ou l’absence de l’expérience spirituelle ». Car les hommes, préoccupés par les conquêtes de la nature, ont perdu le sens de la transcendance, du spirituel attachés qu’ils sont à la matière, au terrestre. Or, ce qui importe pour le véritable chercheur spirituel, pour le véritable adepte de l’ésotérisme, en dehors de toute forme pathologique de clairvoyance, c’est le pont qui peut être jeté entre l’Absolu et lui. Il est utile de se rappeler l’exhortation de l’Apôtre Paul «  pour enjoindre à certains de cesser d’enseigner des doctrines étrangères et de ne s’attacher à des fables et à des généalogies sans fin, plus propres à soulever de vains problèmes qu’à servir le dessein de Dieu fondé sur la foi » (1 Timothée 1, 3-4).

Celui qui comprend cela, sait qu’il en ira du salut de l’humanité aujourd’hui et dans l’avenir que l’on recherche de plus en plus les choses de l’esprit, la connaissance spirituelle.  Le cœur est le lieu du contact le plus étroit avec l’Absolu, siège de l’amour et de l’unité. C’est pourquoi le cœur est le foyer de l'amour altruiste. En élevant le cœur de l’homme vers la quête de Dieu, l’ésotérisme, en tant que vie intérieure, fait à nouveau résonner en lui le chant enseveli. Que la mélodie divine en nos cœurs résonne pour voir enfin s’instaurer un monde plus humain. Je vous remercie.

BIBLIOGRAPHIE

DAVY (Marie-Madeleine). – L’homme intérieur et ses métamorphoses, (Paris, Edition de l’Epi, 1974).

DAVY (Marie-Madeleine). – La connaissance de soi, (Paris, P.U.F., 1988).

SCHUON (Frithjof). – L’œil du cœur, (Paris, Gallimard, 1950).

SCHUON (Frithjof). – Image de l’Esprit, (Paris, Flammarion, 1961).

SCHUON (Frithjof).– L’Esotérisme comme principe et comme voie, (Paris, Dervy-livres, 1978).

La Bible de Jérusalem, (Paris, Ed. Cerf/Verbum, 1988)

Catéchisme de l’Eglise catholique, (Paris, Librairie éditrice vaticane, 1998).

Dr KOFFI Jean-Honoré, Maître-Assistant au Département de Philosophie, Université de Cocody, Abidjan, Côte d’Ivoire
Résumé :

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Quelle est la représentation du cœur chez Nietzsche et comment le personnage historique qu'il fut a vécu les questions de cœur ? Notre intention est de montrer que, par-delà l'apparence, le chantre de la volonté de puissance, du surhomme, de la guerre et de la morale des forts, fut sensible au cœur.

Mots clés : morale, cœur, raison, volonté, volonté de puissance, ressentiment, mauvaise conscience, amitié, amour, mariage, faiblesse, force, compassion,

Key words: morale, heart, reason, will, will of power, resentment, bad conscience, friendship, love,marriage, weakness, strength, pity,

Introduction

Nous avons accepté de bon cœur de partager quelques réflexions sur le statut du cœur dans la pensée de Nietzsche. Notre plaisir s'explique par notre inclination affective et effective pour ce philosophe : Nietzsche est un penseur qui nous tient à cœur, ne serait-ce que parce qu'il incite à l'indépendance d'esprit. Deux grandes questions orienteront la présente quête de sens : Quelle est la représentation du cœur chez Nietzsche et comment le personnage historique qu'il fut a vécu les questions de cœur ? Notre intention est de montrer que, par-delà les apparences, le chantre de la volonté de puissance, du surhomme, de la guerre et de la morale des forts, fut sensible au cœur.

I – Par-delà cœur et raison, la volonté

Deux précisions s'imposent pour servir de cadre à notre propos : d'une part, qu'il n'y a pas de théorie du cœur dans la pensée nietzschéenne; d'autre part, qu'il s'agit d'une philosophie de la volonté en laquelle se fondent et se confondent cœur et raison.

1° Il n'y a pas de doctrine du cœur chez Nietzsche …

Le discours nietzschéen sur le cœur s'avère singulièrement économe. Il y est évoqué sous la forme de courtes références. On le sait, Nietzsche n’expose pas sa pensée dans un système fermé, articulé, logiquement architecturé. Ainsi, même si elle nous donne quelques éléments de conception, l’étude d’un seul texte ne saurait être utilisée pour faire l’exégèse de la pensée nietzschéenne. On peut préciser des lignes directrices, des points de repères, des axes de réflexion, mais on ne peut en déduire une théorie, car il n’y en a pas. Ainsi, il n’y a pas de théorie du cœur. Le lecteur se trouve en présence de quelques allusions irrégulières. Il en est réduit à interpréter ces traces brèves.

Toutefois, une analyse de la question du cœur chez Nietzsche ne saurait prétendre s'appuyer seulement sur des fragments où figure littéralement le mot même. L’idée déborde largement le mot; elle court à travers un ensemble de textes, adoptant le riche vocabulaire du philosophe pour sa formulation parfois métaphorique. Beaucoup d’autres idées l’accompagnent, telles la compassion, l'altruisme, l'amour, le courage, etc. On doit aussi considérer comme références au cœur les nombreuses réflexions sur l'amitié et le mariage. Nous examinerons ainsi les textes où Nietzsche investit en quelque sorte le cœur de diverses significations.

2° … mais plutôt une philosophie de la volonté

Au lieu d'être une philosophie du cœur ou de la raison, la pensée de Nietzsche, comme celle de Schopenhauer, est une philosophie de la volonté. Il faut entendre là que le concept de volonté est au cœur de cette pensée en tant que grille de lecture du monde. Nietzsche n'évalue pas les individus sur ce qu'ils pensent, sentent ou ressentent mais sur ce qu'ils veulent. La réalité de l’individu, c'est sa volonté de réaliser ses instincts ou de les refouler. L'homme à la volonté forte assume le tragique de la vie, c'est-à-dire en accepte la différence, la pluralité, les contradictions, les souffrances, le bien et le mal. Assumer le tragique de la vie, c'est n’en rien retrancher, ne pas la dénigrer, ne pas la rabaisser pour ce qu’elle est. Les individus, les peuples et les cultures sont analysés, interprétés selon qu'ils manifestent une volonté d'affirmation ou de négation de la vie. Affirmatrice, la volonté est forte; négatrice, elle est faible.

Au "Cogito, ergo sum" cartésien, Nietzsche oppose un "Voleo, ergo sum". Ce n'est pas la pensée qui fait l'homme; c'est la volonté. Cette volonté qu'il appelle volonté de puissance, Nietzsche la situe à la source de toute conduite humaine. En tant que désir, elle définit l'individu en ce qu'elle procède de son intériorité, et donc de son cœur. L’action vaut ce que vaut la volonté qui l’engendre : de même qu’il y a une prudence des faibles, basse et vile, il y a une prudence des forts, noble et fière ; une cruauté lâche et faible, une cruauté courageuse et forte. Tout est fonction de la direction originaire du vouloir. Ainsi, les métaphysiciens seront perçus comme surgeon du nihilisme et de la volonté de vengeance, et la croyance en un monde métaphysique comme symptomatique d'une volonté de déprécier le réel.

II - Les occurrences du cœur chez Nietzsche

Le cœur, de toute évidence, occupe une place assez discrète dans la pensée de Nietzsche. Mais, comment s'y profile-t-il ? Quelles significations y recouvre–t-il ? Comme beaucoup de mots, le cœur possède plusieurs sens. Il n'est que d'ouvrir un dictionnaire pour s'en convaincre. Evidemment, en son sens littéral, il renvoie à l'organe central de l'appareil circulatoire. Il est vrai que le philosophe intempestif s'est affiché comme penseur du corps contre la tradition philosophique (Platon, Descartes). Mais il faut se garder de croire que Nietzsche a abordé la question sous un angle biologique. C'est en philosophe, non en anatomiste, qu'il s'y est intéressé. Le corps n'est pas pour lui, en premier lieu, le corps objet de la connaissance scientifique; mais le corps vécu, perçu comme la principale des réalités terrestres, manifestation de la subjectivité, de la volonté de puissance.

Par souci de convenance donc, certaines significations peu à propos, pour ne pas dire mal à propos, seront occultées. Et ce, même quand elles apparaissent dans le corpus nietzschéen : - par exemple, le cœur comme point le plus important d'une chose abstraite (cf. le cœur du débat) : "Ton but suprême tu l'as placé au cœur de ces passions"; - le cœur comme région centrale et profonde d'une chose ou d'un végétal (cf. le cœur de la forêt) : "Quand l'aube se mit à poindre, Zarathoustra se trouva au cœur d'une profonde forêt"; - le cœur comme zone où se développe la plus forte activité d'un lieu ou d'une machine (cf. le cœur d'une région agricole).

Les acceptions suivantes suffiront à rendre compte de l'usage nietzschéen du terme :

1. Le cœur comme siège imaginaire des désirs, des sentiments et des pensées secrètes;

2. Le cœur comme altruisme, compassion, bonté, affectivité, indulgence, dévouement;

3. Le cœur comme courage, volonté, force, guerre, fermeté, valeur, audace;

4. Le cœur comme sentiment, attachement, amour, passion, mariage, amitié.

1. Le cœur comme intériorité

Nous recherchons ici les émergences du cœur tel qu’employé dans les expressions "avoir le cœur pur", "de tout son cœur", "du fond de son cœur", "si le cœur t'en dit". Compris comme siège imaginaire des désirs, des sentiments et des pensées secrètes, le terme foisonne dans Ainsi parlait Zarathoustra, et singulièrement dans le prologue où sa présence est frappante. Ainsi, dès les premières lignes, il est fait mention de sa transformation comme le facteur qui met fin à sa retraite décennale : " Quand Zarathoustra eut atteint l'âge de trente ans, il quitta son pays natal et le lac de son pays et alla dans les montagnes. Là, il se délecta de son esprit et de sa solitude et ne s'en fatigua pas, dix ans durant. Mais enfin son cœur se transforma et un matin il se leva aux premières lueurs du soleil, se présenta devant lui et lui parla ainsi"[33]. 

Tout au long du prologue, c'est à son cœur que Zarathoustra va s'adresser[34]. De toute évidence, l'intériorité occupe une place dans la prédication du personnage nietzschéen. Si Zarathoustra porte la parole de Nietzsche, il est à comprendre que, pour ce dernier, le cœur domine sur la tête, siège de la raison : "J'aime celui qui est libre de cœur et d'esprit : sa tête, ainsi, ne sert que d'entrailles à son cœur mais son cœur le mène à son déclin"[35]. Nietzsche prône ici la primauté de l'esprit dionysiaque sur l'esprit apollinien. Dionysos est, en effet, ce "génie du cœur" que décrit le § 295 de Par-delà bien et mal. Il faut entendre là une inspiration intérieure, indicible et qui parle à notre être le plus intime. Quand nous écoutons notre cœur, c'est Dionysos que nous entendons parler. L'esprit de raison doit être dépassé par la logique du cœur. En lieu et place est recommandée la liberté d'esprit, affranchi de l'environnement et des façons communes d'agir.

Il y a de toute évidence un renversement des valeurs, la raison perdant son hégémonie pour laisser place aux élans antagonistes et puissants du cœur.

Il faut pourtant se garder d'assimiler la liberté de cœur aux outrances du sentimentalisme, que Nietzsche combat aussi bien que celles de l'intellectualisme. Toute sa pensée constitue une réaction contre la morale sentimentale mise à la mode par les efféminés du christianisme paulinien qui prêchent la compassion.

2. Compassion, altruisme, désintéressement ou les faiblesses du cœur

Le cœur, image de la générosité et la bienveillance, point dans les expressions "avoir bon cœur", "avoir le cœur sur la main", etc. En cette acception, référence est faite aux sentiments moraux qui, tout lecteur de Nietzsche le sait, n'inspirent pas une grande confiance au solitaire de Sils-Maria. Pour l'auteur de l'Antéchrist, est bon tout ce qui exalte en l'homme le sentiment de puissance et mauvais tout ce qui vient de la faiblesse. Aussi, Zarathoustra conjure-t-il de retenir son cœur : "Il faut retenir son cœur, car si on le laissait aller, combien vite, alors, on perdrait la tête!"[36]. Nietzsche est bien convaincu que "quand on enchaîne rudement son cœur et qu'on le tient prisonnier, on peut accorder bien des libertés à son esprit"[37]. Ces fragments résument toute sa méfiance à l'égard de la sensibilité, perçue comme faiblesse du cœur. Tout ce qui est faible et a besoin de secours s'adresse au cœur. De là procède l'habitude de désigner tout ce qui parle à notre cœur, par des amoindrissements et affaiblissements dans l'expression : "faire battre le cœur", "avoir le cœur brisé", "avoir le cœur lourd", "avoir le cœur qui saigne", "être de tout cœur avec quelqu'un", "mettre du baume au cœur de quelqu'un", "toucher les cœurs", " venir du fond du cœur", etc.       

Il faut maîtriser son cœur pour ne pas tomber dans la sensibilité excessive et inopportune. Renvoyant à la sensibilité, la compassion est perçue comme typique de l'être humain. Pourtant, jusqu’au XVIIIème siècle, aucun philosophe sérieux n’a pu avoir ainsi la moindre faiblesse pour la pitié, du moins pour son exhibition publique et sa justification : Ni Socrate (v. 470 - v. 399 av. J.-C.) qui y voit une affaire de femmes et d’enfants, ni Spinoza (1632-1677) pour qui la pitié rend faible et triste, encore moins David Hume (1711-1776) pour qui elle peut conduire à se réjouir de ses peines et se chagriner de ses plaisirs. 

On comprend que Nietzsche la condamne sévèrement : elle représente ce qu'il y a de plus nuisible et de plus annihilant. Elle symptomatise un appauvrissement vital : "(…) La compassion est l'opposé des émotions toniques qui élèvent l'énergie du sentiment vital : elle a un effet déprimant. C'est perdre de sa force que compatir"[38]. Les spectacles attendrissants, attristants détournent de la joie, qui, de loin, permettrait de devenir meilleur. Pour ce qu'elle consiste à rendre l'homme mou, doux, sensible, la compassion apparaît négative : elle vulnérabilise un être dont la nature même commande la dureté, l'insensibilité.

Mais il y a plus grave : ce sentiment anémiant paralyse dans le même temps toute élévation du type humain; c'est la faute à la compassion, estime Nietzsche, si l'espèce humaine n'a pu atteindre le plus haut degré de puissance et de splendeur auquel elle aurait pu prétendre. Faisant obstacle à la loi de la sélection, elle se montre comme une négation de la vie, le danger suprême de son développement : "La compassion contrarie en tout la grande loi de l'évolution, qui est la loi de la sélection. Elle préserve ce qui est mûr pour périr, elle s'arme pour la défense des déshérités et des condamnés de la vie, et, par la multitude des ratés de tout genre qu'elle maintient en vie, elle donne à la vie un aspect sinistre et équivoque "[39].

On perçoit mieux l'importance des textes sur l'amitié et sur la joie partagée : toute l'éthique de Nietzsche y prend vie, qui est affirmation de soi, lutte contre la pitié, la fuite et la honte, amour du réel. Vivre lucidement, c'est pour Nietzsche affronter le tragique, c'est-à-dire accepter la vie en son déploiement sans la vouloir, sans la juger autre que ce qu'elle est. Pareille attitude requiert non seulement du courage, mais encore une lucidité froide qui va au-delà de tout sentimentalisme : " (…) Il faut penser en allant jusqu'au fonds des choses et se défendre de toute faiblesse sentimentale : vivre, c'est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus faible, l'opprimer, lui imposer durement sa propre forme, l'englober et au moins, au mieux l'exploiter (…)"[40].

Une société déchoit quand elle prend pour principes d'action la compassion, l'altruisme et le désintéressement, c'est-à-dire des valeurs contraires au sens même de la vie, qui est manifestation de la puissance de la volonté. La maladie moderne, c'est l'affaissement et l'impuissance de la volonté. La faute fatale de la société moderne, c'est d'avoir substitué au naturel déploiement de la vie et de la force la recherche artificielle et vaine de la justice et du bonheur pour tous. A la démocratie, qui s'inspire des idées chrétiennes d'égalité et de fraternité, Nietzsche oppose une aristocratie fondée sur l'inégalité et la dureté, typique d'un cœur de créateur.

3. Entre courage et dureté : de la nécessité d'avoir un cœur de créateur

Le cœur est compris ici comme courage, dureté, honneur dans son opposition à la faiblesse : "Avoir du cœur", "Haut les cœurs !". Le contraire de la compassion est la cruauté, la dureté, l'indifférence, l'insensibilité. Ainsi, dit-on d'un homme qui n'éprouve aucune pitié qu'il est inhumain, c'est-à-dire cruel, sans cœur, voire monstrueux; ce, par opposition à "humain" qui signifie altruiste, bienfaisant, bienveillant, bon, charitable, compatissant, sensible.

Se faisant provocateur, Nietzsche préconise, contre la compassion, la dureté. On pourrait facilement citer ce passage de Ainsi parlait Zarathoustra, repris dans le Crépuscule des idoles, où il met en scène le diamant et le charbon : " Pourquoi si dur ! - dit un jour au diamant le charbon domestique ; ne sommes-nous pas des proches parents ? Pourquoi si mous ? Ô mes frères, voilà ce que je demande moi : n'êtes-vous pas mes frères ? Pourquoi si mous, pourquoi tant de mollesse, pourquoi autant céder ? Pourquoi y a-t-il tant de reniements, tant de dénégation dans votre cœur et si peu de destin dans votre regard ? (…) L'extrême dureté, c'est seulement cela qui est le plus noble. Je place au-dessus de vous cette table nouvelle, ô mes frères : devenez durs ! "[41]. La compassion, mais encore l'altruisme et le désintéressement sont indignes de l'homme qui ne doit pas craindre de passer pour un individu sans cœur, un guerrier.

S'il existe des vertus guerrières, la première est évidemment le courage. Les textes abondent, qui glorifient la dureté mais aussi la cruauté, la barbarie, l'atrocité, la guerre comme moyens de fortifier la nature ou comme la source même de la civilisation. Deux passages suffiront à étayer nos propos, l'un de 1883, le second de 1887.

Le premier extrait se trouve dans Ainsi parlait Zarathoustra : "Vous dites, c'est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ! Moi je vous dis: c'est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l'amour du prochain. Ce n'est pas votre pitié, mais votre vaillance qui, jusqu'à présent, a sauvé les victoires. (…) Je ne vous épargne pas, je vous aime du fond du cœur, mes frères dans la guerre!"[42]. L'idée que courage, intelligence, force d'âme connaissent leur plein accomplissement dans l'affrontement armé, où l'enjeu est la vie ou la mort, trouve son illustration chez Platon, dans la personne de Calliclès (cf. le Gorgias). La justice, proclame-t-il, c'est la victoire du plus fort. La vertu, c'est l'exercice de la force. Quant à la morale traditionnelle qui vante la tempérance et le respect d'autrui, c'est une subtile invention des faibles qui veulent cacher leur faiblesse et cherchent, à brider les forts en leur faisant honte de leur supériorité. Nietzsche, on le sait, donne à cette idée un développement moderne dans plusieurs de ses textes. La guerre est pour lui une "école de liberté", c’est-à-dire une discipline de vie[43].

Le second passage exaltant la dureté se lit dans Par-delà bien et mal : " L'aristocrate honore en lui l'homme puissant, l'homme qui a aussi pouvoir sur lui-même, qui sait parler ou se taire, qui prend plaisir à exercer contre lui-même sa sévérité et sa dureté, qui respecte tout ce qui est sévère et dur. " C'est un cœur dur que Wotan a mis dans mon sein ", lit-on dans une vieille saga scandinave : de tels mots conviennent à l'âme fier d'un Viking. Un homme de sorte est fier de n'être pas fait pour inspirer la pitié : c'est pourquoi le héros de la saga ajoute cet avertissement : " Qui n'a pas un cœur dur dès son jeune âge, celui-ci n'aura jamais le cœur dur "[44]. Dans une telle perspective, l'homme de la paix apparaît comme un homme amoindri, affaibli ; et ses vertus en rapport avec sa constitution, avec ses capacités. Nietzsche va plus loin et reprend, en l'approfondissant, l'idée de Calliclès selon laquelle la morale traditionnelle, vantant la paix par peur de la guerre, cherche à affaiblir ceux qui sont forts ou qui pourraient le devenir. C'est toute sa conception de la mauvaise conscience, comme retournement contre soi-même de l'agressivité, qui ne peut plus, qui n'est plus autorisée à se diriger contre un ennemi extérieur. La paix ne serait ainsi qu'une forme pervertie de la guerre, et les vertus pacifiques (justice, tempérance, maîtrise de soi, etc.) des vertus guerrières retournées contre soi.

4. Amour et mariage : quand le cœur balance

Les sentiments moraux ne se réduisent pas à la compassion ou à la bonté. Ils se rapportent aussi à l'amour et au mariage. C'est ce sens qu'évoquent les expressions suivantes : "affaires de cœur", "avoir le cœur brisé", "Ne pas porter quelqu'un dans son cœur", "aller droit au cœur", "faire chaud au cœur", etc. 

Bien des aphorismes de Nietzsche sur l'amour et le mariage sont fonction de sa perception des femmes. Or, cette perception peut passer pour relever d'opinions banales et misogynes : il rappelle que le rôle des femmes est de mettre des enfants au monde et d'être un jeu plaisant pour les hommes. Cela mis à part, le mépris de Nietzsche, son amusement ou sa déception, à l'égard de la vanité féminine et de sa superficialité sont plus que patents. Ses considérations sur le mariage sont clairement en faveur d'une domination du mari sur l'épouse, et ce, en vue de la pérennité d'une famille ou d'une culture. Dans une société bien organisée, "il faut que l'homme soit éduqué pour la guerre et la femme pour le repos du guerrier : tout le reste est sottise"[45]. Précisons toutefois que, dans certains cas, la description du type féminin est en réalité être asexuée. Dans un autre passage, Nietzsche soutient que ce qui a toujours convenu aux femmes, ce n'est pas tant l'amour que la fonction exclusivement dévolue à elles par la nature dans sa grande justice : la fonction de procréatrices : "Leur première et dernière vocation (...) est de mettre des enfants au monde "[46]. Chez Nietzsche, la femme accomplie est avant tout une mère.

Nietzsche estime que le statut convenant à la femme reste la servitude, volontaire ou non : la femme est née pour être assujettie, dominée : : "Un homme profond (...) d'esprit autant que de désirs, doué par surcroît de cette bienveillance profonde capable d'une sévérité et d'une dureté qui se confondent facilement avec elle, un tel homme ne peut penser à la femme qu'à la manière d'un Oriental : il doit voir dans la femme une propriété, un bien qu'il convient d'enfermer, un être prédestiné à la sujétion et qui s'accomplit à travers elle. (…) Qu'on veuille bien réfléchir à quel point une telle attitude était nécessaire, logique et même humainement souhaitable ! "[47].

On devine qu'une pareille conception de la femme ne devait pas conduire Nietzsche à respecter beaucoup le mariage, encore moins à souscrire à l'image idyllique de son fondement : " (...) on ne saurait, je l'ai déjà dit, fonder le mariage sur l' "amour" : on peut le fonder sur l'instinct sexuel, sur l'instinct de propriété (la femme et l'enfant conçus comme possessions), sur l'instinct de domination, qui ne cesse d'organiser la famille, la plus petite "unité de domination" [...] "[48]. Dans une société qui n'accorde de valeur qu'au nombre, mariage rime avec agrégat, attroupement : il s'agit simplement de fuir ensemble sa pauvreté intérieure et les difficultés de la vie dans l'illusion du réconfort partagé et de la bénédiction divine.

La négativité du mariage moderne apparaît évidente et incommensurable lorsqu'il implique comme second terme l'homme de valeur. Il n'est que de considérer les effets corrosifs de cette union inappropriée pour s'en assurer. Zarathoustra n'a pas de mots assez virulents pour traduire le dégoût et le chagrin que lui inspire le spectacle d'une telle bigarrure : "Cet homme me paraît digne et mûr pour le sens de la terre, mais lorsque je vis sa femme, la terre me parut une maison de fous. Oui, j'aimerais que la terre fut secouée de spasmes quand s'accouplent un saint et une oie "[49]. Pareille assemblage disparate conduit inévitablement à priver le grand homme du privilège de sa grandeur pour le transformer de façon ridicule en avorton. Le mariage moderne peut être assimilé à une nouvelle Circé pour les grands hommes : prétextant les sortir de leur solitude et faire d'eux des êtres complets par l'adjonction de leur "côte", il ne conduit qu'à leur mort à la grandeur. Ils sont grands par leur solitude cependant que le mariage annihile la noblesse.

III – Nietzsche, le philosophe sensible au cœur

Nietzsche a-t-il synchronisé sa théorie du cœur et sa pratique? En d'autres termes, relativement à sa perception du cœur, peut-on soutenir que Nietzsche a été nietzschéen ? Il s'agit de soumettre sa vie à sa propre grille.

1. Du surhomme à l'humain, trop humain

Si l'on s'en tient à l'épisode du cheval battu, on peut soutenir que Nietzsche n'a pas été dur, cette dureté de cœur qu'il a tant prêchée; il a même été sentimental, pour ne pas dire humain, trop humain. On sait en effet qu'il a brusquement sombré dans la folie le 3 janvier 1889, alors qu'il séjournait à Turin, après avoir vu, sur la place Carlo Alberto, un homme battre brutalement son cheval épuisé. Cette vision aurait fait "basculer" Nietzsche, déjà désespéré de voir son message incompris par ses contemporains. C'est pourquoi on dit souvent que Nietzsche est "devenu fou par pitié".

D'autre part, on peut noter sa sensibilité imaginative assez poussée :

- L’exaltation du moi (confessions, lectures autobiographiques, affirmation de l’originalité, bravade anti-sociale, affirmation du génie personnel…);

- la mélancolie face à l’histoire (sentiment de décadence, valorisation de l’épopée napoléonienne) et à la société (marginalité, isolement, sentiment d’être né trop tôt);

- les luttes personnelle (l’amour platonique) et sociale (le sens d’une mission à accomplir);

- le génie, synthèse de tout ce qui semble contradictoire, la valorisation de la guerre comme sélection;

Tout cela n'est-il pas symptomatique d'une faiblesse déguisée ?

2. Nietzsche, cet amoureux non aimé

II a manqué au pauvre Nietzsche la connaissance de l'amour. Tout lecteur curieux de sa vie sait qu'il avait peu d'expérience de l'amour. On ne lui connaissait aucune liaison féminine sérieuse. Si dès 1882, il rencontre Louise von Andréas-Salomé, cette amitié sera strictement intellectuelle : Lou aurait repoussé deux fois sa demande en mariage (elle serait d'ailleurs morte vierge après avoir été mariée et réduit deux hommes au suicide). Ce refus le désespéra profondément, lui qui, malgré ses critiques contre les femmes, sentait le besoin d'une compagne qui le comprenne. Avec la maladie, Nietzsche avait besoin de quelqu'un pour s'occuper de lui, singulièrement d'une épouse. N'ayant véritablement pas expérimenté ce qu'est la passion amoureuse, cette passion qui transforme la vie, Nietzsche a consacré toute sa force, toute son activité aux choses de l'esprit. Qu'il ait beaucoup souffert de n'avoir pu éprouver une passion d'amour ne saurait surprendre. Plus grave, ce n'est pas seulement son cœur, c'est son intelligence qui en souffrit.

3. Un homme qui a du cœur

Si on tenait à résumer la vie du philosophe, le mot approprié serait probablement "souffrance". Nietzsche a en effet vécu une existence qui tuerait beaucoup d’hommes. Il n'est que d'évoquer quelques faits de sa vie tels :

- la solitude de l’orphelinat : à cinq ans, il perd son père, qui souffrait d'un cancer au cerveau, puis son petit frère Ludwig Joseph, l'année suivante (4 janvier 1850), ce qui l'affecta profondément. Il est condamné à vivre entouré exclusivement de femmes;

- les horreurs de la guerre franco-allemande de 1870 à laquelle il a participé, en tant qu'infirmier volontaire; - la douleur, le désespoir de ne pas être aimé de la femme qu’on aime.

- la maladie aux symptômes atroces (dès 1875) qui l'aura contraint à arrêter l'enseignement; maladie qui va croissante et l'assujettit à la proscription, à la dépression puis à la folie. Il sombrera dans un silence presque complet jusqu'à sa mort.

Cet homme sait intensément ce qu’est la douleur de l’existence; et il l’a affrontée avec un courage incroyable.

D'autre part, il a eu le courage d'exposer ses opinions : il n'a pas craint, à son époque, d'attaquer les institutions séculaires que sont l'Église et l'État. Mais, cette témérité n'est pas allée sans conséquences. Dans un article publié sous le titre "Du nouveau sur la personnalité de Nietzsche"[50], Robert Dun propose une explication assez surprenante mais pas invraisemblable de la "folie" de Nietzsche. Il y soutient que "Nietzsche n'est pas devenu fou", mais qu'il "a été rendu fou". Une telle cabale aux funestes motivations serait l'œuvre de l'Eglise, incapable depuis toujours de réfuter ses détracteurs. Si pendant des siècles, le bûcher fut un argument efficace, il va devenir difficile de l'utiliser après 1700. Sans préciser les raisons de cette difficulté, l'auteur de l'article soutient que l'Eglise va emprunter la voie "de la calomnie, de la défiguration ridicule des théories contraires à la foi, mais aussi de l'assassinat subtil, du poison". Un simple assassinat aurait fait de Nietzsche un martyr et servi sa cause, du fait de sa célébrité. Il fallait obtenir son reniement ou le discrédit de sa pensée par la folie. Toujours selon Robert Dun, un étrange "docteur [Langbehn], catholique bon teint, très proche des jésuites" va contribuer à l'amélioration de sa santé, mais en retour rêver sa conversion en tentant de lui faire admettre que son effondrement était la conséquence de son antichristianisme.

Conclusion

Comme tout philosophe, Nietzsche a réfléchi sur des questions qui lui tenaient à cœur. Certaines l'ont rendu célèbre : sa critique de la religion ("Dieu est mort"), de la morale, de l'Etat moderne ("le plus froid de tous les monstres froids"). D'autres sont restées peu connues. Au nombre de celles-ci, le cœur. Si sa conception n'a pas été originale, il reste que sa vie affective demeure digne d'intérêt. Elle fait partie, au même titre que ses idées, des facteurs qui ont contribué à le rendre célèbres, voire sympathique auprès de bien de personnes. Mais, les affaires de cœur ont ceci de particulier qu'elles sont plus comprises vécues que pensées. "Il piccolo santo" (le petit saint), le philosophe de la vie a, à son corps défendant, ignoré une moitié de l'humanité, la femme. Ce n'est pas seulement son cœur, c'est son intelligence qui en souffrit, c'est sa philosophie tout entière, ignorante de l'éternel féminin. S'il avait aimé, s'il avait été aimé, l'auteur du cinquième évangile serait-il descendu de la montagne avec cette table de la loi : "Soyez durs" ?

BIBLIOGRAPHIE

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NIETZSCHE (Friedrich), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G. A. Goldschmidt, (Paris, LGF, 1974)

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VERGELY (Bertrand), Nietzsche ou la passion de la vie, Toulouse, Editions Milan, 2001

 

LE CŒUR ET LA RAISON CHEZ BLAISE PASCAL L’homme est Raison et coeur
DR. Zacharie BERE DOYEN DE LA Faculté de Philosophie, UCAO / UUA

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Le tandem cœur raison chez Pascal vient de st Augustin qui faisait place à l’intuition et à la foi tout en suivant le néoplatonisme dans sa méthode d’approche de la réalité. Chez Augustin, « (les) rapports entre la raison et la foi comporte trois moments : préparation à la foi par la raison, acte de foi, intelligence du contenu de la foi »[51]. La raison vient avant la foi en tant que prolégomènes de l’acte de foi et après en tant qu’effort de compréhension du contenu révélé. La raison est la condition première de la possibilité de la foi. Seul l’homme croit parce qu’il pense. Et la pensée (mens) est la marque de Dieu sur don ouvrage. Elle est ce qui fait que l’homme est l’image de Dieu. Disons avec E. Gilson commentant st Augustin que « l’homme est à l’image de Dieu en ce qu’il est une pensée qui s’enrichit progressivement de plus en plus d’intelligence, grâce à l’exercice de la raison ».[52] Déprécier alors la raison, c’est déprécier l’image de lui-même que Dieu a placée en l’homme et qui le fait supérieur aux autres êtres et bêtes.

Quant au cœur, selon l’étude de Sellier le terme est employé de 185 fois dans les Confessions. Augustin s’appuie sur l’emploi biblique du terme pour l’enrichir, l’intérioriser. Il désigne chez lui « la cime de l’âme », « la chambre secrète » de l’homme, sa demeure intérieur. Augustin emploie beaucoup d’images pour montrer le rôle de cet organe-faculté. Le cœur est le monde du silence intérieur où l’homme rencontre Dieu. En fait, avec le cœur, tout en s’appuyant sur les sens bibliques du terme, st Augustin a forgé un vocabulaire pour construire la théologie et surtout une spiritualité et une mystique chrétiennes. Et si le cœur peut être dépravé, endurci, assoupi, il est aussi le lieu où il faut retourner et même entrer pour trouver la vérité, c’est-à-dire soi-même et Dieu. C’est ce qu’Augustin a fait dans les Confessions.[53] Le cœur englobe comme l’âme, les domaines de la connaissance, de la volonté et de l’éthique. Il est le moment de l’affirmation de l’unité vivante de l’homme en route vers Dieu. Il est le lieu où toutes les facultés se rencontrent. C’est sur ces bases que Pascal conçoit le rapport entre le cœur et la raison. Il ne s’agit pas de l’influence du Chevalier de Méré, ami de Pascal et des Roannez, « honnête homme » du 17ème siècle qui définit les règles de conduite de cet idéal d’homme que ce siècle présentait au monde.

Notre propos se divise en trois parties : l’homme est un roseau pensant ; c’est le cœur qui sent Dieu ; et la prière comme langage vraie du cœur.

1. Le roseau pensant

La disproportion de l’homme que nous présente le fragment L 199 - B 72[54], nous fait prendre conscience de la place de l’homme dans l’univers et en lui-même. L’homme est un roseau pensant. Cette expression dit ce qu’est l’homme et la place que tient la raison dans le macro comme dans le microcosme. « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant » (L 200 – B 347). Comme le roseau, l’homme est fragile et faible. Pour l’écraser, on n’a pas besoin de tout l’univers. Mais quand même l’univers viendrait à l’écraser, il serait encore plus noble que celui qui le submerge. Car il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. La conscience que l’homme a de la mort et de sa mort fait de lui un être différent, un être à part. Il n’a pas la force d’un lion, d’un éléphant ou d’un buffle. Mais il a l’intelligence ou raison qui fait de lui un « animal raisonnable » pour reprendre la définition d’Aristote. Le fait d’être raisonnable fait de lui un tout autre, au point que, en toute rigueur, on ne devrait plus le classer parmi les animaux. Sa différence est si spécifique et si caractérisée qu’elle en fait un genre et une espèce à part. Quel être humain voudrait être traité d’animal ? Les droits de l’homme et aussi du citoyen, proclamés depuis 1789 et universalisés dans la déclaration de 1948, prennent leur raison d’être dans cette différence. Ils sont basés sur la raison naturelle.

La raison est la marque caractéristique de l’homme. Ainsi même si on peut concevoir l’être humain sans mains, sans pieds et même sans tête, on ne peut le concevoir sans la raison. Ce n’est pas non plus dans l’espace aussi infini qu’il soit, ni non plus dans les possessions qu’il faut chercher la dignité de l’homme, mais dans le règlement de sa pensée. Ce qui fait la dignité de l’homme et sa grandeur, c’est son esprit ou sa raison. C’est pourquoi en réglant bien sa pensée, en ordonnant son esprit, l’homme répond à sa vocation d’être humain. Il s’agit là d’une démarche éthique que seul l’homme peut accomplir.

Dans ses travaux mathématiques et physiques, Pascal a fait luire la raison devant le monde des sciences. Même la « fortune incertaine », par « la géométrie du hasard », est soumise à la raison. Pour Pascal, la raison, accompagnée de l’expérience concrète des faits et d’une rigueur méthodique, fait des merveilles[55]. Il utilisera ses recherches et sa méthode qui s’est montrée efficace au niveau des sciences dans l’analyse qu’il fera de la réalité humaine à la recherche de son sens et de son identité. Pierre Guenancia peut ainsi écrire à propos de Pascal : « Du vide à Dieu[56] Pascal est de son temps. Et même si le silence éternel de ces espaces infinis l’effraie[57], parce que l’homme ne se retrouve plus, étant désormais dans un monde où le centre est partout et la circonférence nulle part, la raison garde encore une place spéciale.

St Augustin faisait comprendre que la chair est une enflure, une tumescence, tandis que l’esprit est inétendu comme un point. Mais cela ne devrait pas nous tromper. L’esprit tient sa force justement du fait qu’il est inétendu, insaisissable. Sa valeur n’est pas d’ordre matériel, quantitatif, mais d’ordre spirituel, qualitatif, plus subtil et plus profond. Pascal reprend merveilleusement l’idée émise par St Augustin, lui qui tirait profit de la nouvelle conception de l’univers et de la découverte de la lunette. « Ce n’est point, écrit-il, de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres : par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée je le comprends » (L 113 – B. 348). Par la pensée, c’est-à-dire par la raison, l’homme transcende et domine l’univers sensible dans ses composantes spatiales et temporelles. C’est encore par la raison que l’on comprend que « l’homme passe infiniment l’homme » (L. 131 – B. 434).

La dignité de l’homme se trouve dans la pensée. C’est pourquoi il doit travailler à bien penser. Et Pascal y place le principe de la morale.[58] De fait, « la raison commande plus impérieusement qu’un maître car en désobéissant à l’un on est malheureux et en désobéissant à l’autre on est sot » (L. 768 – B. 345). Qui donc voudrait être traité de sot ? Par contre la désobéissance à un maître produit parfois des héros. La pensée est tellement admirable qu’elle est incomparable par sa nature[59]. Elle fait la grandeur de l’homme[60].

Cependant elle a « d’étranges défauts » qui la rendent « sotte », « méprisable », « basse » et « ridicule » (L 756 – B 365). Le plus grand défaut de la raison est la présomption et l’orgueil que Pascal nomme « sa superbe » qui l’aveugle et la ridiculise à la fois. Or ses limites crèvent les yeux.

Le fragment sur la disproportion de l’homme nous montre la raison malmenée, ballottée, tiraillée, incapable de véritable connaissance. Déjà en géométrie, c’est-à-dire le modèle exemplaire de la science exacte, la raison est contrainte à prendre une décision d’arrêt dans sa recherche de l’archè, vu que les principes « qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui en ayant d’autres pour appui ne souffrent jamais de dernier » (L 199 – B 72). Pour Pascal la science exacte au sens propre et fort du mot n’existe pas. « Les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli »[61]. Ainsi la géométrie ne définit pas les mots primitifs tels que l’espace, le temps, le mouvement, le nombre, l’égalité, etc. Elle se contente de les accepter et de supposer que tout le monde entend la même chose quand ses mots sont prononcés ou écrits. Or, si la géométrie, paradigme de la science, est ainsi imparfaite que dira-t-on des autres connaissances humaines ? « Ce qui passe la géométrie nous surpasse ».[62] La raison est invitée à reconnaître ses limites, sa véritable portée, le rang qu’elle occupe dans l’ordre des choses.

Fera-t-elle appel aux sens ? Ils ne sont d’aucun secours pour elle : ils sont, comme elle, limités, faibles. La raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences. Placée dans un univers dont elle fait partie et où tout est causé et causant, elle est dépassée par la finesse et la complexité des choses[63]. Tout concourt à ramener la raison à la raison. « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va pas jusqu’à connaître cela » (L 188 – B 267). La dignité et le bon sens poussent la raison à l’humilité qui la ramène à être ce qu’elle devrait être : la faculté qui fait de l’homme un être humain et non pas un dieu. « Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison » (L 182 – B 272). Il y a un écart incommensurable qui maintient distant le discours de la raison de la plénitude de la réalité visée.

Si donc les choses naturelles, domaine de la science exacte, dépassent ainsi la raison, que dira-t-on des surnaturelles ?[64] « La maladie naturelle à l’homme » est de croire qu’il possède la vérité. Il est donc enclin « à nier tout ce qui lui est incompréhensible »[65]. Or ce qui est incompréhensible n’est pas forcément contraire à la raison. Même en géométrie il y a de l’incompréhensible. « Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. Le nombre infini, un espace infini égal au fini » (L 149 – B 430). Que dire alors d’un domaine plus subtil et plus complexe comme celui de la méta-physique et surtout celui de la croyance et de la religion ? Les athées sont dont illogiques et contradictoires en réduisant tout à la matière. « Les athées doivent dire des choses parfaitement claires. Or il n’est point parfaitement clair que l’âme soit matérielle » (L 161 – B 221). Il faut donc, en tout, une ouverture d’esprit qui permette d’accueillir la vérité d’où qu’elle vienne. L’esprit cartésien ne nous bouche-t-il pas des horizons et des pans cachés de la réalité ? Le surnaturel est vite classé dans l’anormal, l’étrange, l’insolite et même dans l’absurde. Or son existence même est une question posée à la raison sur sa domination et la prérogative qui lui donne le pouvoir d’exclure les autres possibilités humaines d’accès à la réalité. Il faut, il est vrai, se méfier de l’imagination. Pascal le fait ressortir. Mais cela doit-il nous pousser à nous enfermer et à enfermer la réalité sur le seul créneau de la raison ratiocinante ?

Aussi sommes-nous conduits à reconnaître que la démarche de l’incroyant n’est pas plus conforme à la raison que celle du croyant. Et même, le croyant est plus soumis à la raison que le libertin, car la foi « dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu’ils voient ; elle est au-dessus et non pas contre » (L 185 – B 265). Le transcendant n’est pas du même ordre que le sensible pour qu’on puisse les comparer. Seulement, on peut affirmer qu’il n’y a pas de contradiction entre eux. La religion chrétienne ne contredit pas la raison. Seulement, « il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettent où il faut » (L 170 – B 268)[66]. La religion chrétienne est « mystérieuse » et « surnaturelle », mais elle n’est ni « absurde » ni « ridicule »[67]. « Ce sera (justement) une des confusions des damnés de voir qu’ils seront condamnés par leur propre raison par laquelle ils ont prétendu condamner la religion chrétienne » (L 175 – B 563). Sous prétexte que la religion comporte des contradictions incompréhensibles et tient un langage de folie, les incroyants la refusent. Ils oublient que « ni la contradiction n’est marque de fausseté ni l’incontradiction n’est marque de vérité » (L 177 – B 384). La raison est donc invitée à reconnaître ses limites, à accueillir même l’incompréhensible, à s’effacer devant d’autres possibilités d’accès à la réalité et à se recueillir dans le silence pour contempler le réel. Le cœur vient alors comme la faculté qui pallie les défaillances de la raison.

2. C’est le cœur qui sent Dieu.

L’esprit n’est pas apte à recevoir les choses subtiles comme l’art de persuader ou d’agréer. Même dans le domaine de la géométrie, il est obligé de se contenter d’un milieu, les termes primitifs ne pouvant être définis. L’esprit et le cœur sont « comme les portes par où (les vérités) sont reçues dans l’âme »[68].

Le cœur est une faculté de connaissance qui perçoit ce que la raison n’arrive pas à appréhender : les vérités divines, par exemple, passent par le cœur pour entrer dans l’âme. « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes » (L 110 – B 282). L’espace, le temps, le mouvement, les nombres et l’être sont donnés par le cœur[69]. Au cœur appartient le fondement de la connaissance. Il le sent. C’est pourquoi il est inutile et même ridicule de lui demander des définitions ou des preuves. Le cœur pascalien renvoie en effet au cœur biblique visité par st Augustin. Il est le « centre de l’être là où l’homme dialogue avec lui-même […], assume ses responsabilités, s’ouvre ou se ferme à Dieu »[70]. Le cœur est principe de la vie corporelle, centre des facultés spirituelles et centre de la vie morale. En cela, il est siège de la pensée intime et de la volonté, de la mémoire et des dispositions de l’âme, des passions et des sentiments, de la conscience et des désirs. Le cœur est un carrefour ou un nœud où se croisent et se nouent toutes les contradictions et les paradoxes de l’être humain.

La religion est donnée par le sentiment du cœur. « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur et non à la raison » (L 424 – B 278). La raison peut avoir une certaine capacité, mais elle s’arrête à un niveau inutile pour le salut. Elle reste tout simplement au niveau humain sans transcendance et sans signification élevante. Elle n’atteint pas l’essentiel, ce qui donne sens à l’existence humaine. Il faut le cœur pour parachever et exhausser la démarche de la raison.

Aussi peut-on dire que le cœur s’oppose à la raison et la complète à la fois. Il est la faculté des connaissances immédiates qui ne sont pas moins certaines que celles que l’on acquiert par le raisonnement. Il est « la raison intuitive » pour reprendre une expression de Senghor[71]. Le cœur est la faculté de la connaissance qui atteint les réalités profondes et centrales de la vie de l’homme et des choses du monde. « Quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de la raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme (les pyrrhoniens) le prétendent » (L 110 B 282). La certitude du Mémorial est de ce genre, c’est-à-dire du niveau du fondement spirituel. « Certitude, certitude, sentiment, joie, paix » (L 913 – B Mémorial).

La vie ordinaire connaît la place véritable du cœur dans la réalité humaine. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ; on le sait en mille choses » (L 423 – B 277). Au cœur revient le sentiment esthétique, le goût[72]. Au cœur appartiennent les intuitions que la raison coordonnera dans le raisonnement. A lui revient l’esprit de finesse tandis que l’esprit de géométrie appartiendrait à la raison. Si parfois on confond le cœur et l’imagination c’est à tort, même s’il est difficile de les distinguer. Car l’imagination passe souvent pour une intuition[73]. Mais quelle distance n’y a-t-il pas entre être converti et penser à se convertir ?[74] Malgré la faiblesse de la raison en ce domaine, l’homme doit demeurer vigilant pour ne pas tout confondre et mélanger la chèvre et le chou. Le cœur est le siège des connaissances intimes et immédiates, celles qui sont du domaine de l’intuition. Exprimant ce qui vient du centre et du fond de l’âme, il comprend en lui, « dans le principe de leur unité, l’inclination de la volonté et le discernement de la vérité »[75]. Il préside à la conduite de l’homme et lui découvre sa destinée.

Compte tenu de la corruption de l’homme, on comprend que le cœur embrasse les contraires : le positif et le négatif, le sentiment et l’imagination, l’instinct et l’habitude, les sensations et les passions. M. Edouard Morot-Sir l’appelle “chaos de l’immédiat »[76], mettant en évidence l’imbroglio et l’enchevêtrement qui s’y trouvent. Le même Pascal affirme : « C’est le cœur qui sent Dieu » (L 424 – B 278), mais aussi « que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure » (L 139 – B 143). Le cœur a des défauts comme la raison. Cependant il a rapport à l’intimité de l’homme. Réceptacle de la révélation intérieure, il est le lieu de la manifestation de la conscience morale et du dynamisme humain. C’est par le cœur que l’homme atteint ce qui est essentiel, ce qui donne sens et valeur à son existence.

Le cœur pascalien s’enfonce au cœur de la métaphysique et y prend racine[77]. Il renvoie également à Dieu et invite l’homme à participer à l’esprit de Dieu[78], à recevoir ses dons en se situant dans l’ordre de la charité. Le cœur creuse les profondeurs de l’esprit où la raison ne peut atteindre. Le langage du cœur remédie à l’inachèvement du discours. Par le cœur la grâce vient au secours des défaillances de la raison pour la porter à son terme. Le langage devient à ce niveau, méditation et prière. « La connaissance du cœur est au point de rencontre du recueillement et du dévoilement »[79]. Cependant, rempli de passions, « creux et plein d’ordure », le cœur devient « attente de la grâce ». « Et pour tromper cette attente, il s’évertue à imaginer toutes sortes de subterfuges, qu’il recouvre des mots "nature" ou "coutume" »[80]. C’est pourquoi il lui faut se purifier. Seul le cœur humilié peut voir la vérité. « Inclina cor meum, Deus in, etc. » (L 380 – B 284), « incline mon cœur vers tes exigences et non pas vers le profit »[81], répète souvent Pascal avec le Psaume 118. Il est nécessaire pour l’homme de travailler à diminuer ses passions en soumettant la machine aux bonnes coutumes. Il laisse ainsi à Dieu la liberté d’agir, de révéler sa véritable nature et de donner sens à l’existence humaine.

3. La prière comme langage du cœur qui sent Dieu

Dans le fragment « Infini-rien »[82] sur le pari, nous trouvons ce paradoxe évident que, malgré la rigueur de la démarche démonstrative, il faut que celle-ci se place au cœur de la prière pour être efficace. La prière se trouve au principe, au milieu et à la fin de la démarche intellectuelle quoique celle-ci soit sans faille. « Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu’il est fait par un homme qui s’est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet être infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire » (L 418 – B 233). La prière, c’est le cœur venant au secours de la raison pour conduire jusqu’à son terme sa démarche. Le travail intellectuel comme celui de la diminution des passions, l’abêtissement sont liés à l’intervention du cœur dans la prière s’ils veulent être opérants. C’est pourquoi Pascal invite son interlocuteur à se mettre à genoux pour prier comme les convertis, s’il veut voir ses efforts produire les fruits escomptés. L’humilité est l’attitude authentique du chercheur qui utilise sa raison mais qui se soumet aussi, humblement, à la réalité. La recherche devient une quête, donc aussi une demande sinon une supplication venant de la prise de conscience de la petitesse de son être et de l’incommensurabilité de la chose recherchée. Elle est à la fois conquête et quête. C’est pourquoi Pascal fait intervenir non seulement la raison mais encore le cœur et même ce qu’il appelle « le machine », l’indice montage qui est une des caractéristiques de l’homme

La prière est donc un langage d’attente, de guérison et de réparation. La prière montre l’homme se détournant du monde et de tous ses éclats pour se retourner vers Dieu, l’unique bien, qui lui donne le sens de son existence. Elle est un langage de retour, non pas un retour à la gloire, mais un acte de retournement du cœur vers la grâce par un effet de la grâce elle-même. Elle est quête de l’amour de Dieu et remède à la concupiscence. Elle est langage et signe de conversion. Elle doit donc adhérer à Jésus Christ qui rend nos prières agréables à Dieu. Désormais la règle pour bien juger n’est plus notre volonté, mais celle de Dieu. C’est Dieu qui justifie. La prière n’est pas, en effet, en notre pouvoir. Elle est une grâce qui vient de Dieu[83]. La prière nous permet de reconnaître que nous sommes reliés à Dieu. Par la prière la créature échappe à elle-même pour appartenir à Dieu, d’où elle tire vertu et valeur et où elle retrouve sens et unité pour sa vie et ses activités[84].

Et Pascal nous donne des exemples de prières qu’elles soient de contemplation, de méditation ou de demande[85]. Tout se résume en la finale du Mémorial : « Non obliviscar sermones tuos », je n’oublierai pas tes paroles[86] (L 913 - B Mémorial). Il se dégage de tout cela que la prière est un dialogue cordial de Dieu avec l’homme qui conduit l’homme à le reconnaître dans l’histoire et dans sa vie. La vie de l’homme devient un engagement vis à vis de la parole de Dieu et une réponse à cette parole qui appelle et provoque à la conversion. Dieu a toujours l’initiative de se révéler et de sauver. La prière, qui est le vrai langage du cœur et donc de l’homme, devient un enregistrement engagé et engageant de la parole de Dieu. Elle est une parole d’homme qui a pour base la parole de Dieu. La certitude, la sérénité et la joie qui sourdent de ces prières viennent de la renonciation qui a été faite de soi-même et de la soumission totale à Jésus qui se concrétise dans la soumission au directeur spirituel et à l’Eglise. Le serment de fidélité qui marque le Mémorial est le fait de toute prière véritable. Je n’oublierai pas tes paroles. C’est une décision qui fait suite à la méditation de la parole de Dieu comme le fait le psaume 118: « Je trouve en tes commandements mon plaisir, je n’oublie pas ta parole »[87]. Ce serment est également remède au sommeil de la négligence et de la dispersion et à la fois engagement à demeurer dans la prière. Car Dieu est le principe et la fin du cœur de l’homme. Et l’ultime référence de la parole humaine est la parole de Dieu. Seule « l’univocité du discours divin résout les équivoques de la nature et de l’histoire, quand l’homme, se centrant sur Jésus Christ, médiateur hors médiation, voit s’ordonner à un point fixe sa pensée, naguère balancée d’un extrême à l’autre, et mouiller à bon port son existence jusqu’ici en dérive »[88]. Seul le langage divin résout la polysémie et les équivoques de l’humain. La référence véritable du langage humain est le langage divin dans l’Ecriture qui s’accomplit en Jésus Christ, l’unique Verbe de Dieu, le Médiateur entre Dieu et les hommes.

 

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